Maître Wang Xiangzhai est né un 24 novembre de l’année 1886 (le 29 octobre selon le calendrier lunaire traditionnel), soit durant la douzième année du règne de l’empereur Guangxu[1], dans le village Weijialin du district Shen, province du Hebei. Son prénom d’origine était Nibao, également surnommé Yuseng — Bonze-universel —, il opta par la suite pour le pseudonyme Xiangzhai. Son grand-père paternel était directeur des comptes au sein d’un magasin de commerce dans ce même district. Dans cette région vivait une population vaillante fortement attachée aux coutumes locales, dont parmi lesquelles celle de la pratique des arts martiaux qui faisait, pour beaucoup d’habitants, partie du quotidien. De nombreux experts illustres sont nés sur ces terres, tel que le créateur du Xingyiquan de la branche du Hebei, Li Luoneng, ou encore le célèbre maître de Baguazhang, Cheng Tinghua. Les disciples de Li Luoneng, à savoir Guo Yushen, réputé pour sa frappe du poing sur un demi-pas, et Liu Qilan étaient aussi natifs du district de Shen. Guo Yunshen était un éleveur de chevaux dans un village tout proche de celui de Weijialin, et sa famille entretenait depuis fort longtemps d’étroites relations avec celle de Wang. Enfant chétif et asthmatique, le jeune Wang, poussé par sa famille qui craignait qu’il ne puisse vivre longtemps, s’est alors entraîné à la pratique du Xingyiquan sous la direction de Maître Guo dans le but de renforcer sa santé. En raison de son âge avancé et de son handicape au pied, Guo Yunshen ne voulait pas, dans un premier temps, accepter Wang Xiangzhai en tant que disciple. Toutefois, ayant perdu son fils unique, Guo Shenduo, mort prématurément à la suite d’une chute à cheval, Guo Yunshen a fini par faire exception à sa règle, sous les recommandations d’un ami proche du nom de Zhao Leting, et a accepté que Wang Xiangzhai réside chez lui.
Wang Xiangzhai, âgé de 14 ans à cette époque, était doté d’une intelligence remarquable et s’entraînait avec persévérance. Guo Yunshen l’aimait comme son propre fils et lui a transmis l’intégralité du savoir qu’il possédait. Au soir de sa vie, Guo Yunshen avait pour habitude d’enseigner assis sur son lit traditionnel en pierre, les jambes croisées et les mains jointes. Il a ainsi transmis au jeune Wang l’art de changer la nature de la force au travers de la pratique posturale dite « se tenir debout tel un pieu », le zhanzhuang. En hiver, aussitôt réveillé, Guo Yunshen s’en allait vérifier le degré d’humidité sous les empreintes de pieds laissées dans le sol par Wang durant l’entraînement au zhanzhuang ; lorsque ce n’était pas suffisant, le regard froid de Guo Yunshen faisait comprendre à Wang Xiangzhai qu’il devait se remettre en posture et ne pouvait se reposer une fois que le degré d’humidité était satisfaisant. Cela révèle toute la sévérité avec laquelle le maître entraînait son élève. Maître Guo vivait cependant ces derniers jours et était trop épuisé pour pouvoir continuer à démontrer son art. Il disait autrefois : « Apprendre et recevoir un enseignement est à la portée de n’importe qui » ; cependant nombreux était ceux qui suivaient l’enseignement de Maître Guo sans pour autant être capable de supporter le poids de l’héritage. L’épouse du Maître dit une fois à Wang Xiangzhai : « C’est le destin qui vous a réuni ». Depuis, Wang Xiangzhai s’était promis de ne jamais décevoir son maître et de se dévouer corps et âmes à l’étude de l’art qu’il lui avait été transmis.
Guo Yunshen avait appris à tous ses élèves la méthode conventionnelle des enchaînements du Xingyiquan, sauf à Wang Xiangzhai. Ayant remarqué que Wang Xiangzhai apprenait en cachette les formes auprès de ses aînés, le maître grondait alors son jeune disciple : « L’opportunité d’étudier auprès de l’Empereur de Jade se présente devant toi, et voilà que tu préfères aller apprendre çà et là avec ses fonctionnaires de bas niveau ! Que penses-tu pouvoir acquérir auprès d’eux ? »[2]. Afin de pénétrer au plus profond dans ce qui lui avait été transmis, Wang Xiangzhai s’est ainsi consacré à la recherche de l’essence même de l’art de son maître le : Xinyimen. Il a d’ailleurs été le seul à entreprendre cette initiative.
Les récentes recherches des pratiquants de Xingyiquan du Hebei ont démontré que cet art se divise en trois branches : la première est la branche conservatrice de Liu Qilan et de son disciple Li Cunyi ; la deuxième, représentée par Li Kuiyuan et son disciple Sun Fuquan, se veut être une école de synthèse ; enfin, la troisième branche, celle de Guo Yunshen et de son disciple Wang Xiangzhai, représentent le courant Xinyi. L’origine première du Xingyiquan provient ainsi du bourg de Shaolin, et aurait pour nom le Xinyiba.
En 1903, le directeur de la compagnie d’escorte de Baoding, qui était autrefois un élève de Guo Yunshen, avait envoyé respectueusement un présent à son ancien maître, priant celui-ci de venir prendre poste au sein de sa milice afin d’en rehausser la réputation. Maître Guo avait tout d’abord décliné cette offre en raison de son âge avancé ; mais devant l’insistance du directeur, il a finalement dépêché, en direction de Baoding, son disciple Wang Xiangzhai munit d’une lettre de recommandation écrite de sa propre main. Cependant, à cause du jeune âge de Wang Xiangzhai le directeur de la compagnie d’escorte ne pouvait s’empêcher d’exprimer son mécontentement. Le lendemain, à peine arrivé, Wang Xiangzhai, flânant dans la cour de la compagnie d’escorte, regardait autour de lui les nombreuses armes exhibées en ligne sur des râteliers ; il sortit en passant une perche en bois de frêne afin d’en tester le maniement. Ce geste avait saisi d’effroi l’assistant membre de la compagnie, qui en avait immédiatement informé le patron. Selon une convention des compagnies d’escorte, si quelqu’un venait à toucher une arme, quelle qu’elle soit, alors cette personne venait sûrement pour provoquer un duel. Le patron, pressé d’aller à la rencontre du jeune Wang, s’apprêtait à frapper le poignet de celui-ci quand il vociféra : « Les enfants n’ont pas le droit de toucher ! ». Mais avant même qu’il eut fini sa phrase, Wang Xiangzhai s’est mis à vibrer de tout son corps, éjectant ainsi, sans aucune difficulté, le directeur à trois mètres en arrière. À la fois effrayé et subjugué, le patron s’écria : « Excellent ! Ça, c’est le véritable gongfu du Maître ! Reste donc parmi nous, jeune frère, tu dois nous transmettre ce savoir-faire ». Suite à cet échange, le directeur comprit à quel point le niveau de Wang Xiangzhai était hors du commun, et traitait désormais ce dernier avec beaucoup d’égard. À cet instant précis la réputation de Wang Xiangzhai s’était propagée de manière fulgurante. De retour dans son village, Wang Xiangzhai a fait part de cet évènement à Guo Yunshen qui, tout en se caressant la barbe, la tête baissée, esquissa un petit sourire et dit : « Ils n’ont jamais pratiqué le zhanzhuang, comment espèrent-ils pouvoir développer une telle force ? ». Durant les derniers moments de sa vie, Wang Xiangzhai répétait en effet souvent à ses disciples : « C’est véritablement à partir de ce moment-là de ma vie que j’ai pris conscience d’où venait la force pour projeter les gens ». Wang Xiangzhai avait seulement 18 ans à cette époque, et Maître Guo a quitté ce monde cette même année. Durant les années qui ont suivi, Wang Xiangzhai redoubla de vigueur dans l’entraînement. Tous les matins, il se levait aux aurores, emmenait avec lui de l’eau et des céréales, puis allait s’entraîner jusqu’au crépuscule dans les bois en dehors du village. Il a ainsi procédé de la sorte de nombreuses années durant et son niveau n’a cessé d’augmenter.
En 1905, Wang Xiangzhai, alors âgé de 20 ans, a suivi son père jusqu’à Suiyan[3] en vue d’y faire des échanges commerciaux. Sur le chemin de retour, Wang et son père ont croisé sur la route une bonne dizaine de bandits armés ; ils ont réglé l’histoire à mains nues, et les voleurs s’écrièrent en palpitant : « Ce gamin est vraiment terrible ! ». A chaque fois que Maître Wang nous racontait cette anecdote, il disait : « Il suffisait d’en taper quelques-uns pour que le reste s’enfuit en courant… Ce n’était pas bien fatiguant. »
En 1907, Maître Wang à 22 ans. Il avait pour habitude, à cette époque, de fréquenter un proche de sa famille maternelle du nom de Qiu Lanpo, avec qui il aimait notamment parier dans des maisons de jeu. Afin d’éviter que sa mère ne porte sur ses épaules le poids de lourdes responsabilités, Wang et son ami ont alors quitté la campagne pour aller à la capitale dans l’espoir d’y gagner leur vie. Une fois arrivés, ils sont entrés affamés dans une échoppe de pains à la vapeur pour y manger quelque chose. N’ayant pas de quoi payer, ils ont de ce fait expliqué la situation au tenancier, lequel a ensuite fait généreusement grâce de la note et leur a présenté une liste d’appel d’engagement dans l’armée. Maître Wang s’est alors engagé dans l’armée, où il a d’abord occupé des postes tels que commis de cuisine, porteur d’eau et de bois de chauffage et bien d’autres corvées. Maître Wang étant un garçon sympathique, gracieux et élégant, il était bien apprécié des autres soldats, mais ces derniers le taquinaient souvent. Une fois, alors qu’il transportait de l’eau, un soldat surgit discrètement par derrière, et lui fit un croche-pied pour qu’il renverse ses seaux d’eau. Wang avait pressentit la ruse et s’était mis à accélérer la marche vers l’avant, à la grande surprise du soldat qui chuta sur le sol devant tout un groupe de soldats stupéfaits. Parmi les officiers qui ont assisté à la scène, l’un d’entre eux avait convoqué Maîre Wang ; celui-ci déclara qu’il pratiquait la boxe depuis son enfance avec Guo Yunshen. Cet aveu avait suscité l’admiration de l’officier qui lui promit d’ailleurs sa fille, Wu Suzhen, en mariage. L’officier en question n’était autre que Wu Fengjun, descendant du célèbre général Wu Sangui, qui finit premier aux examens de l’Académie militaire.
Après son mariage, Wang Xiangzhai s’adonna à la lecture, à la calligraphie, ainsi qu’à la poésie. C’est, en dépit du fait qu’il n’ait pu avoir accès aux études durant son enfance, une des raisons pour laquelle il a par la suite été une personne remarquablement cultivé. Son épouse, Wu Suzhen, aimait aussi la pratique des arts martiaux et connaissait bien le Xingyiquan. L’épouse de Maître Guo disait d’ailleurs : « Suzhen et Nibao ont un excellent niveau. Parmi tous les élèves du Maître, il est celui dont le niveau s’en rapproche le plus ». De leur union est née Yuzhen, la fille aînée de Maître Wang, Yufang, sa deuxième fille, ainsi que Daozhuang, son fils.
En 1913, Maître Wang à 28 ans et sa réputation d’artiste martial résonne dans toute la capitale. Cette année-là, une personnalité célèbre du milieu politique du nom de Xu Shuzheng avait convoqué une rencontre avec un expert reconnu dans l’art de la boxe, qui fut notamment superviseur des entraînements aux arts martiaux en poste au gouvernement, Li Ruidong. Monsieur Xu avait organisé un banquet dans une résidence officielle, et invité de célèbres experts de toute la capitale à prendre part à la fête. Maître Wang était arrivé en premier, et Maître Li en deuxième. Au moment où ce dernier était entré dans la grande salle, Maître Wang se précipita pour aller l’accueillir à l’entrée en lui manifestant tout son respect par de cordiales salutations. Ils se sont alors pris par le bras, donnant l’impression qu’ils procédaient à un protocole de politesse : il s’agissait en réalité d’un test de force durant lequel Li, ne pouvant plus supporter davantage la pression, dû plier une jambe et poser un genou au sol. Maître Wang réagit immédiatement en le relevant par dessous le bras, et tous deux se lançaient d’incessants : « Je vous en prie ! ». A l’intérieur de la salle, les convives n’avaient rien compris à ce qu’il s’était passé juste avant, toutefois, chacun de nos deux protagonistes savaient clairement qui avait eu le dessus. Pendant le repas, prétextant avoir bu trop d’alcool, Maître Li s’esquiva du banquet en direction des toilettes puis il s’en alla. Un peu plus tard, Monsieur Xu convoqua un nouveau banquet afin qu’ils puissent se réconcilier, mais Maître Li était déjà de retour dans son village, à Wuqing, près de Tianjin. Quant à Maître Wang, il était rongé de remords à chaque fois qu’il se remémorait cette anecdote. En effet, Maître Li n’avait rien à prouver, d’une part en raison de son âge (62 ans à l’époque), et d’autre part du fait que sa réputation était déjà faite. Maître Wang savait qu’il n’aurait pas dû jouer les fiers avec une attitude exubérante qui n’eut pour seul résultat celui de plonger Maître Li dans un état dépressif. C’était en quelque sorte une mise en garde pour nous à chaque fois qu’il racontait cette histoire. Il insistait fermement pour que cela puisse servir de leçon dans l’avenir, et pour que chacun d’entre nous ait une attitude exemplaire en mettant son hardiesse de côté lorsqu’il y aurait une rencontre avec des pratiquants de Taiji. Cette même année, Maître Wang prit également fonction en tant que chef instructeur militaire dans l’armée. Il avait engagé en tant qu’instructeur le disciple de Liu Qilan, Liu Wenhua, Shang Yunxiang, successeur de Li Cunyi, ainsi que Sun Fuquan, disciple de Li Kuiyuan. C’était la bonne époque où tous ces grands artistes martiaux étaient réunis.
La préfecture de Linqing, dans la province du Shandong, comptait parmi ses habitants le maître d’arts martiaux Zhou Ziyan. C’était un homme peu cultivé, mais un artiste martial remarquable. Il avait cependant dilapidé dans la pratique des arts martiaux toute sa fortune familiale, famille qui était d’ailleurs l’une des plus importantes de la localité. Il était sous admiration quant à la réputation de Maître Wang et était venu à Beijing spécialement pour l’affronter. Il a été défait dès son premier voyage à la capitale et s’en alla immédiatement. L’année suivante, il a de nouveau été battu. À la troisième fois, convaincu de la supériorité de Maître Wang, il le suppliait humblement de le prendre pour élève. Zhou lui dit alors : « Je suis venu pour devenir votre élève, maintenant c’est clair, j’en suis un ». Ainsi, des anecdotes telles que « Wang Xiangzhai envoya bouler Li-le-nez »[4] ou bien « Zhou Ziyan entre dans l’école de Wang après trois défaites », font parties de ces histoires qui, à l’époque, ont façonné le milieu des arts martiaux chinois.
En 1918, Maître Wang a 33 ans. En raison des troubles politiques qui sévissent à la capitale, le maître se doit d’interrompre son activité d’instructeur militaire et décide de voyager à travers le sud du pays. Au cours de son périple, il a fait la rencontre de maîtres de différentes écoles de boxe, et s’est fait de nouveaux amis partageant la passion des arts martiaux. Ainsi, à la lumière de ses propres connaissances et de l’expérience qu’il s’est fait en chemin, Maître Wang a œuvré pour la recherche de l’essence même de l’art de la boxe afin de dissiper le brouillard qui la rendait si confuse.
La première étape de son périple a été la province du Henan. Il y a gravi le Mont Song dans l’intention de rencontrer le grand bonze Henglin du monastère de Shaolin. Héritier du Xinyiba, Henglin était également connu sous le nom de « Trésor-de-la-paisible-montagne ». Maître Wang a séjourné de nombreux mois au monastère de Shaolin, et les échanges qu’il eut avec Henglin lui ont permis de remettre en question son savoir. Il s’est ensuite dirigé vers le Hunan, où il a rendu visite au grand maître de Xinyi qui vivait à Hengyang, Maître Xie Tiefu [5]. Âgé d’une cinquantaine d’année à cette époque, Maître Xie était un homme pourvu de capacités martiales extraordinaires. Les personnes capables d’échanger sur les arts martiaux avec lui étaient extrêmement peu nombreuses et à cause de cela beaucoup pensaient qu’il était fou. Maître Wang a fait plusieurs confrontations à mains nues avec Monsieur Xie, mais en vain. Quand il a décidé de le prendre en duel avec armes, Monsieur Xie lui répondit en souriant : « Les armes ne sont que le prolongement du bras. Tu ne t’en sors pas à mains nues, qu’espères-tu pouvoir faire de plus avec une arme ? ». Maître Wang réitéra son invitation au combat en prenant une longue perche de bois de frêne qu’il maîtrisait bien, mais essuya de nouveau une défaite. Devant un Wang Xiangzhai rouge de honte, Xie dit alors : « Tu comptes revenir dans trois ans n’est-ce pas ? A mon avis, tu ferais mieux de rester ici quelques temps. Allons, ne sois pas gêné, je suis vieux maintenant, nous pourrions mettre nos connaissances en commun et ainsi approfondir notre art. Toute ma vie durant, j’ai rencontré d’excellents pratiquants, mais pas un seul qui ait ton niveau. Allez, reste donc ici, et oublions la différence d’âge qui nous sépare ». La barrière maître-disciple étant brisée, Maître Wang était ainsi heureux de rester auprès de Maître Xie, avec qui il a vivra quelques années. L’art de Wang Xiangzhai a pris un tournant décisif à ce moment-là ; époque à partir de laquelle il a jeté les bases de ce qui allait devenir un peu plus tard le Yiquan. Quand Maître Wang a quitté le Hunan, Maître Xie s’est exprimé en ces termes : « Je n’oserai me prononcer sur ta technique au sud du Long Fleuve, mais quant au nord, j’ai bien peur que tu ne puisses trouver quelqu’un en mesure de rivaliser avec toi ». Maître Xie l’accompagna jusqu’à la frontière du Hubei où ils se séparèrent dans une vive émotion.
Dans les années 1940, un homme âgé d’une quarantaine d’années se trouvait à Beijing et était à la recherche de Wang Xiangzhai. Il commença par demander où est-ce qu’il pouvait rencontrer une personne qui s’entraînait au zhanzhuang. Il parvient ainsi jusqu’au domicile de Yao Zongxun. Cette personne s’était présentée comme le neveu de Xie Tiefu et, sur les dernières volontés de son oncle, avait décidé de se rendre dans le nord du pays à la recherche de Wang Xiangzhai dans le but de savoir si ce dernier avait une descendance ou non. En effet, il confia que Maître Xie n’avait, hélas, pas réussit à transmettre son art et trouvait cela regrettable. Il s’empressa de demander à Maître Yao de lui faire une démonstration du zhanzhuang, du shili, ainsi que du fali. Le neveu de Maître Xie déclara alors : « Maître Yao est bien meilleur que moi, et mon oncle doit, depuis l’au-delà, sûrement être consolé de savoir que la transmission de son art perdure ».
En 1923, Maître Wang alors âgé de 38 ans, suivait Xu Shuzheng en direction de la province du Fujian où il a fait la rencontre de Fang Yongcang. Maître Fang était un héritier direct du Xinyi de Shaolin du Sud. Il excellait aussi dans le Hequan et était d’une stature particulièrement imposante. Il avait accueilli chaleureusement Maître Wang avec qui il prenait plaisir à échanger sur l’art martial. Maître Wang n’avait remporté que quatre assauts contre six pour Maître Fang. Ce dernier lui avoua cependant : « J’ai eu beau remporter six victoires, on ne peut pas dire que ce fut sans peine. J’ai même été à la traîne… Tes mouvements sont agiles et tes projections vraiment claires et précises. Je ne peux considérer mes victoires et tu ne peux admettre tes défaites ». Cette même année, Maître Wang rencontra un autre maître du Hequan, du nom de Fang Shaofeng [6], et avec qui il a eu un immense plaisir à partager ses connaissances. Ils ont longuement discuté sur la théorie de la boxe et sa rencontre avec Fang Shaofeng eut un impact considérable dans sa recherche. A cette époque, Maître Wang était également en charge d’être le nouvel instructeur d’arts martiaux au sein de l’armée du Fujian.
En 1925, Maître Wang à 40 ans. En raison des problèmes politiques qui ont eu lieu à cette époque, Maître Wang a dû quitter le Fujian et rentrer à la capitale. En chemin, il s’est arrêté dans la province de l’Anhui, à Huinan, où il a fait la rencontre du maître de boxe Huang Muqiao, et avec lequel il apprit notamment les fameuses formes d’expressions spontanées et dansées : le jianwu. Voici comment Maître Wang décrivait autrefois cette pratique dans son recueil de poèmes : « Le corps se meut en dansant tel l’ondulation des vagues ; l’intention guide la force tel le courant à la surface de l’eau, tantôt tel un dragon qui nage, tantôt tel un ballet de grues blanches, ondulant comme un serpent sur le qui-vive ». En lisant ceci, il va de soi que la technique de Maître Huang, qui était également un maître du Xinyimen, sortait indéniablement de l’ordinaire. Quang Maître Wang pratiquait la danse, il semblait contenir vagues et torrents comme Jiaolong[7] contrôlait les éléments ; un léopard tapis dans la brume, ou encore un serpent sur le qui-vive. Il avait la démarche digne d’un chat. Une souplesse telle qu’on aurait dit que son corps était dépourvu d’ossature. L’esprit quant à lui était calme telle une rosière [8] et explosif comme le tonnerre. Ce voyage dans le sud du pays a finalement permis à Monsieur Wang de pénétrer encore plus en profondeur dans la connaissance de l’art de la boxe, mais également de grimper, sur le plan technique, une marche de plus sur le sentier de sa progression. Parmi les disciples de Maître Wang, peu nombreux sont ceux qui comprenaient le jianwu, à l’exception de Han Xingqiao. Lors de manifestations ou lorsque Maître Wang rendait visite à ses amis pour discuter des arts martiaux, l’honneur revenait tout naturellement à Han Xingqiao d’exécuter le fameux jianwu pour illustrer ses propos. Durant les jours qui ont suivi, Maître Wang est retourné dans son village natal et a fait construire une stèle commémorative sur la tombe de son maître, Guo Yunshen.
Toujours durant l’année 1925, Maître Wang, qui vivait alors à Beijing, a reçu une lettre de la part de son ainé, Zhang Zhankui [9], lui proposant un poste d’instructeur dans une certaine école d’arts martiaux de la ville de Tianjin. La lettre précisait que les salaires seraient toutefois maigres dans ladite école et que les professeurs devraient compter sur une faible fréquentation d’élève pour gagner de quoi se remplir l’estomac. En effet, les élèves se faisaient rares dans les autres écoles depuis la fondation de l’Ecole d’Arts Martiaux de Tianjin, et tous les adeptes locaux, sans exceptions, ne daignèrent l’admettre. Maître Wang a immédiatement fait sa valise pour Tianjin lorsqu’il apprit que le directeur de l’école n’était autre que le gouverneur du Hebei Li Jinglin, ainsi que Xue Dian, disciple de Li Zhenbang, le petit fils de Li Luoneng, en était le responsable administratif de l’enseignement. Selon la tradition, Maître Xue était donc le neveu à la fois de Maître Wang et de Zhang Zhankui. Xue et Wang se connaissaient l’un l’autre de réputation, mais ne s’étaient jamais rencontré auparavant. D’ailleurs, Maître Xue lui lança de façon hautaine :
« T’es venu pour apprendre quelle boxe ?
— J’ai entendu dire, il y a bien longtemps, répondit Wang, que, grâce à sa technique du dragon, Maître Xue a la réputation de faire trembler tout Tianjin. J’espérais avoir l’honneur d’en être initié ».
Ne faisant pas grand cas de la discussion, Xue se leva en tendant le bras de façon inconsidérée. En réponse immédiate à ce geste, Wang leva sa main et percuta celle de son opposant : cela eut pour effet de mettre ce dernier en déséquilibre avant de le projeter sur le sol. Pourtant loin d’être de frêle constitution, la chute fit s’évader silencieusement Maître Xue dans ses pensées le temps d’un instant. Il se demanda en effet comment cet homme de corpulence chétive qu’était Maître Wang pouvait bouger son corps de manière si foudroyante, avec calme et élégance. Une fois qu’il eut repris ses esprits, Maître Xue s’écria : « Oncle Wang ! ». Puis s’adressa aux disciples présents : « C’est le Maître Wang Xiangzhai dont je vous ai tant parlé, venez tous vous prosterner ! ». Par la suite, sous les recommandations de Xue Dian, Maître Wang a fait la connaissance de Li Jinglin. Il est resté vivre à Tianjin un moment et y a transmis son art. Par ailleurs, Maître Xue offrit chaque mois la moitié des recettes de l’école d’arts martiaux à Zhang Zhankui. Cette anecdote est rentrée dans le répertoire des histoires du wulin, le milieu des arts martiaux, de Tianjin.
En 1929, Maître Wang est âgé de 44 ans. Sur l’invitation des messieurs Li Jinglin et Zhang Zhijiang, il a accompagné Zhang Zhankui à la « Grande Réunion des Arts Martiaux Chinois de Hangzhou »[10] au cours de laquelle il a été nommé arbitre. Il en a profité notamment pour répondre à l’invitation de son ainé à Shanghai, Maître Qian Guantang.
Une fois arrivé à Shanghai, Maître Wang a été accueilli par Maître Qian en personne, qui avait organisé un banquet en son honneur. Qian brûlait d’envie de découvrir la technique de Wang et lui demanda ainsi s’il pouvait « sentir sa force ». Maître Wang, qui était bien plus âgé, a tout d’abord fait preuve de modestie devant l’invitation à l’échange, avant de céder sous l’insistance de Maître Qian. Wang lui dit alors : « Puisque le jeune Maître souhaite connaître la technique de son petit frère, celui-ci l’invite à s’asseoir dans le sofa qui se trouve juste derrière lui ». Qian esquissa un petit sourire en guise de réponse pour Wang, avant de déployer un bengquan, puissant coup de poing du Xingyiquan. Wang intercepta le coup de sa paume en un léger appui sur l’avant-bras de son opposant puis, dans l’instant où il relâcha la pression, Qian fut éjecté en arrière sur le sofa précédemment désigné. Il s’est ensuite relevé, a serré la main de Maître Wang et lui a dit, ému : « Je ne pensais pas que je puisse, dix ans après, avoir la chance de ressentir de nouveau cette prestance. Il y a donc une personne dans ce monde en mesure de transmettre l’art de nos prédécesseurs. J’en suis heureux et nostalgique à la fois ». Il a donc invité Maître Wang à s’installer chez lui, puis a organisé un banquet autour duquel de nombreuses personnalités du milieu des arts martiaux de Shanghai furent conviées. Sun Fuquan faisait notamment partie de la fête. Maître Sun et Maître Wang étant intimement proche du fait de leur lignée, les experts présents ont invité nos deux hommes à faire ensemble une démonstration de leur art. Maître Wang, souriant, demeurait silencieux… Zhao Daoxin [11], qui était également présent parmi les invités, se leva et dit : « Je vais faire un peu avec Maître Sun (Sun était le disciple de Li Kuiyuan) ». Plus tard, la rumeur courait comme quoi Wang et Sun n’entretenaient pas de bonnes relations. Il s’agissait en réalité d’une aberration qui ne faisait que compliquer la situation. En réalité, du fait de son grand âge, Maître Sun aurait été incapable de pouvoir supporter un échange avec Maître Wang. Epris d’admiration pour ce dernier, Zhang Changxin pria Maître Qian de l’introduire afin de devenir un de ses disciples et ainsi d’être initier au Yiquan. Maître Qian a alors composé quelques vers qui ont été publiés dans le journal de Shanghai : « Le temple du Maître étant entouré d’une muraille dont la hauteur caresse les cieux, celui qui en gravit le sommet et pénètre dans la salle de l’étude est un homme vertueux ». C’est à ce moment-là que Maître Wang a fait la connaissance de Wu Yihui, originaire de la préfecture de Tieling, dans la province du Liaoning (Maître Wu était également connu sous le nom de Wu Jihui et Wu Yiyun). Maître Wu était un éminent expert du Xinyi-liuhe et de leur rencontre sont nées amitié et entraide mutuelle. Maître Wang disait à ce propos : « J’ai parcouru des milliers de kilomètres en Chine et rendu visite à d’innombrables maîtres. Mais parmi eux, seulement deux et demi ont compté pour moi : Xie Tiefu dans le Hunan, Fang Yongcang dans le Fujian et Wu Yihui à Shanghai ». Maître Wang a relevé de nombreux défi durant la période où il enseignait son art à Shanghai ; il ne perdit cependant aucun d’entre eux.
Cette même année, un champion international de boxe anglaise, catégorie poids léger et de nationalité hongroise, se trouvait à Shanghai où il supervisait l’enseignement de la boxe au sein de l’association du Mouvement de la Jeunesse Chrétienne Internationale de la ville. Parce qu’il avait défait de nombreux experts en arts martiaux chinois, il se permettait, sur un ton exagéré, de déclarer en publique que l’art martial des Chinois n’était qu’une boxe de démonstration sans aucune valeur effective[12] et qu’ils ne supporteraient même pas ne serait-ce qu’une simple frappe du poing. Les boxeurs Chinois, lesquels portaient déjà le poids de la réputation humiliante de « malades de l’Asie », étaient envahis de honte du fait de leur incapacité technique à relever le défi. L’honneur revenait à Maître Wang qui, courageusement, est allé défier le boxeur à mains nues. A peine les deux hommes étaient-ils face à face, qu’au premier contact éclair le brave pugiliste reçut une frappe qui l’éjecta à trois mètres en arrière, avant de se retrouver allongé sur le dos à même le sol. Plus tard, à Londres, le boxeur faisait paraître dans le London Times un article intitulé : « Ma rencontre avec les arts martiaux chinois »[13]. L’article décrivait en détail sa défaite face à Maître Wang, dont on pouvait lire la phrase : « J’ai été comme percuté par une décharge électrique ». Cette sensation l’avait profondément marqué. Suite à cette anecdote, la réputation de Maître Wang a pris davantage d’ampleur, non seulement en Chine, mais aussi à l’étranger. À chaque fois que Maître Wang racontait cette histoire, il ne tarissait pas d’éloges quant à la sincérité et la détermination des Occidentaux ; ces qualités sont, effectivement, la clé de voute de l’esprit des arts martiaux, et nous ferions bien de nous en inspirer.
Le fameux professeur en médecine You Pengxi, par l’intermédiaire de son confrère, le célèbre docteur Jiang Yiping, a rencontré Maître Wang à Shanghai à la suite de quoi il est devenu son disciple. Maître You a participé à la promotion du Yiquan en développant sa branche sous le nom de kongjin, « la force vide »[14], réputée aussi pour être « la boxe de l’esprit de You Pengxi », Shenquan Youpengxi. Maître You a passé ses vieux jours en Californie, où il jouissait d’une excellente réputation d’artiste martial et eut de nombreux élèves. Il a quitté ce monde des suites d’une maladie aux Etats-Unis en 1983.
En 1930, Maître Wang, âgé de 45 ans, s’installe à Shanghai. Gao Zhendong, Zhao Daoxin, Zhang Entong, Han Xingqiao, Han Xingyuan et le double champion national de boxe anglaise et de lutte chinoise, Bu Enfu, sont tous devenus les disciples de Maître Wang. Les frères Han ont été présentés à Maître Wang par leur père, Han Youzhi, qui était le disciple de Li Cunyi et, par conséquent, dans la même lignée que Wang. Pour la transmission de son art, Maître Wang avait nommé You Pengxi et Zhao Daoxin instructeur sous son autorité directe. C’est à cette époque que Han Xingqiao, Zhao Daoxin, Zhang Changxin et Gao Zhendong ont été appelés « les quatre grands disciples de fer ». Zhang Changxin a été champion du tournoi de boxe anglaise de la ville de Shanghai, et Zhao Daoxin a fini troisième de la compétition des sports du pays dans la catégorie sanshou [15]. Lorsque ce dernier occupait le poste d’instructeur d’arts martiaux au collège professionnel des impôts de Shanghai, il vaincu avec une facilité consternante, alors qu’il était en pantoufle, le boxeur norvégien Anderson, également garde du corps de Song Ziwen. Monsieur Anderson, qui a été projeté à trois mètres en arrière tel un cerf-volant dont la corde aurait cassé, s’écria : « c’est magique, c’est magique ! ».
A cette époque, une banque célèbre de Shanghai avait entendu parler de l’extraordinaire talent de Maître Wang dans l’art de la boxe et lui avait proposé d’investir dans la création d’une équipe de démonstration pour voyager à travers le monde, révéler le véritable art martial chinois, ceci dans l’espoir de balayer la réputation de « malades de l’Asie » qui entachait le pays. Hélas, l’événement politique du 18 septembre 1931[16], modifièrent ces projets qui ont été abandonnés par la suite.
En 1935, Maître Wang à 50 ans et emmène avec lui ses trois disciples Bu Enfu, Han Xingqiao et Zhang Entong vivre dans le nord. Il s’est installé un petit moment à Tianjin avant de rentrer dans son village natal, dans le district de Shen, où il a entraîné ses disciples et a continué ses recherches dans l’art martial. D’après les souvenirs de Zhang Entong[17], les entraînements dans le district de Shen étaient extrêmement pénibles et difficiles. Les exigences de Maître Wang étaient sévères au point que l’idée de partir sans se retourner lui traversa l’esprit tellement la douleur qu’il ressentait dans tout son corps après la pratique du zhanzhuang devenait insupportable. Durant les après-midi d’été, après la sieste, chacun emportait un coq avec lui, puis ils allaient s’abriter à l’ombre d’un grand arbre pour observer les coqs combattre, et saisir par là le sens de la posture jimao zhanchi, soit « le coq déploie ses ailes ». Pendant la pratique du mocabu, méthode de déplacement en pas dits « frottés », Maître Wang leur imposait même de porter des pantoufles !
En 1950, Zhang Entong a fait un match de lutte à Tianjin contre le champion national poids lourd, Zhang Kuiyuan. Ce dernier était d’une corpulence robuste et, en plus d’avoir une taille de mains et de pieds considérables, il avait une force de bras hors du commun. Zhang Entong, quant à lui, était d’une taille relativement petite. Durant l’échange, Zhang Entong avait envoyé la main de manière fulgurante pour agripper son adversaire et le projeter au tapis. Après sa défaite, Zhang Kuiyan a fait route jusqu’au quartier de Beidongyuan à Beijing et s’est prosterné devant Maître Wang en frappant du front sur le sol. Il est entré dans l’école parmi les disciples de Wang Xiangzhai une fois qu’il eut dévoilé son origine et son identité.
En 1937, Maître Wang est âgé de 52 ans. En réponse à l’invitation des messieurs Zhang Bi et Qi Zhenlin, il s’est rendu à Beijing, où il a d’ailleurs résidé et enseigné son Yiquan à l’institut des sports de Sicun avant d’entamer la rédaction d’un ouvrage portant sur la recherche de l’essence des arts martiaux chinois. Sur les recommandations de Zhang Bi il a notamment tenté de réformer le système classique et traditionnel de transmission entre maîtres et disciples, d’abolir la pratique des enchaînements, de mettre l’accent sur une méthode d’entraînement scientifique et de dévoiler au monde de la boxe les secrets de la pratique du zhanzhuang. En 1929, l’ouvrage Yiquan zhengui, la « Voie correct du Yiquan », (une version fut réédité en 1983 à Hong Kong aux éditions Qinlin par Li Ying’ang), a jeté les bases d’une théorie visant à débarrasser l’art martial chinois de son mysticisme et de libérer la pensée. L’ouvrage a été achevé sous le nom de Dachengquan lun, le « Traité du Dachengquan ». Il n’hésita pas à lancer publiquement dans les journaux que l’art de la boxe chinoise était sur le point de perdre sa valeur martiale à cause du désintéressement des pratiquants pour le combat réel au profit de la pratique des enchaînements. Davantage de détails sont également écrits dans l’ouvrage publié par Wang Xuanjie aux éditions Zhongguo zhanwang[18] et qui s’intitule Wang Xiangzhai yu dachengquan, le « Wang Xiangzhai et le Dachengquan ».
La relation qu’entretenait Maître Wang avec le disciple de Li Cunyi, Shang Yunxiang[19], était la plus intime. Bien que Shang Yunxiang fût légèrement plus âgé que Maître Wang, il l’appelait toutefois « mon oncle ». Ils s’appréciaient beaucoup et se considéraient l’un l’autre comme des frères. Shang Yunxiang vivait au temple Huoshen dans le district Dongcheng de Beijing et s’entraînait aux techniques de boxe dans la grande salle avec Maître Wang lorsque celui-ci lui rendait visite. Une fois, alors qu’ils s’entraînaient, Maître Wang a contrôlé de ses mains Shang Yunxiang et, d’une poussée violente le fit voltiger en l’air. Sa tête et ses épaules ont traversé le faux-plafond avant qu’il retombe sur le sol. Tous les deux se sont regardés avec de grands yeux écarquillés, complètement stupéfait par ce qu’il venait de se passer. En se relevant Shang Yunxiang lui dit avec excitation : « Essaye encore une fois mon oncle !
— Si je réessaye volontairement cela veut dire que j’utilise l’intention, or j’ai bien peur de ne pouvoir y arriver comme cela, lui répondit Maître Wang ». En effet, Guo Yunshen lui disait souvent : « Forme et intention, tout est faux ! Mais quand le mouvement devient spontané, la technique est alors incroyable ». Maître Wang a donc rajouté que, s’il tentait de nouveau avec l’intention de reproduire la même chose, ça ne marcherait pas. Plus tard, Maître Wang déclarait à ses élèves : « Shang Yunxiang est mille fois plus puissant que vous. Sa forme de corps est beaucoup plus développée et équilibrée que la vôtre. Sa force est à la fois aussi épaisse qu’une grande jarre d’eau, et aussi fine qu’un petit doigt. Notre force à nous n’est ni plus épaisse, ni plus fine, qu’un simple bol de riz ».
Durant cette période, le fameux Hong Lianshun, lequel était notamment un disciple de la deuxième génération après Zhang Zhankui, se trouvait à Beijing à la recherche de disciples. C’était un colosse robuste et la force de ses bras dépassait de loin la norme. Il pouvait d’une seule frappe de la paume briser en morceaux de grosses briques de remparts. Après avoir eu vent de la réputation de Maître Wang, il s’en alla lui rendre visite, brûlant d’envie à l’idée de se mesurer avec lui. Maître Wang a accepté l’invitation au défi avec le sourire ; Hong l’a aussitôt attaqué violemment d’un coup de tranchant de la paume, pizhang ; Wang a bloqué d’une main vive, et Hong s’est retrouvé éjecté sur le sofa qui se trouvait derrière lui. Étendu de tout son long, il regardait Maître Wang d’un air ébahi, sans comprendre ce qui avait bien pu le projeter de la sorte. « Bon, c’était un premier essai, lui dit Wang, je ne considèrerai alors pas ta défaite cette fois-ci. Relève-toi donc qu’on essaye à nouveau. Je te renverrai au même endroit ! » Hong avait alors perdu confiance en lui, et s’efforçait d’esquiver sur les côtés afin de ne pas se rapprocher du sofa. « A cet instant précis, racontait Hong à ses élèves, je n’avais plus qu’une seule préoccupation en tête : qu’il m’envoie n’importe où, mais pourvu que ce ne soit pas sur ce sofa ! ». Maître Wang leva les deux mains devant, les fit tournoyer à gauche à droite en se déplaçant d’un pas ferme et précis — contraignant ainsi Hong à prendre une position qui avait permis à Wang de saisir l’instant favorable —, puis, dans une fulgurante projection a envoyé de nouveau le malheureux voltiger sur le sofa. Cette fois-ci, la violence du choc était-elle que les épaisses poutres en bois qui se trouvaient sous le sofa se brisèrent. C’était cela, le niveau de Maître Wang : peu importe l’endroit qu’il désignait, après s’être fait frapper, tel un exercice de tir sur cible, l’opposant tombait exactement à l’endroit choisi. À la différence près que, contrairement à un être humain, surtout s’il s’agit d’un adversaire sans complaisance, le fusil et la cible sont des objets inactifs qu’il est possible d’ajuster selon son bon vouloir. C’était véritablement un niveau de réalisation dans l’art de la boxe aussi sublime que divin !
« Premièrement, lorsqu’on frappe quelqu’un en Dachengquan, expliquait Wang à ses élèves, avant de chercher à frapper le centre, il faut se demander si son propre corps est droit ou non. Deuxièmement, le résultat après avoir frappé quelqu’un doit procurer à la personne qui reçoit le coup une sensation agréable, une impression de n’avoir jamais rien ressenti de comparable auparavant, allant même jusqu’à vous prier de la frapper à nouveau afin de goûter encore cette saveur étrange… ». Qui donc peu bien croire qu’un coup puisse procurer des sensations agréables ? Quel genre d’imbécile souhaiterait volontairement encaisser des coups ? C’est pourtant le niveau que Maître Wang avait atteint dans cet art. Il maîtrisait la direction et la quantité de force qu’il devait appliquer avec une extrême précision. Si d’une seule frappe lourde il pouvait tuer quelqu’un, ses frappes légères étaient toutefois sans douleur et laissaient la personne dans un mystérieux état d’incompréhension. Hong s’est prosterné à ses pieds, insistant pour que Maître Wang accepte qu’il réside chez lui pour l’initier. Il a envoyé tous ses disciples se prosterner devant Maître Wang dans le but que ce dernier les entraîne au zhanzhuang. Parmi ses nouveaux disciples, il y avait son futur successeur Yao Zongxun, ainsi que Li Yongzong, célèbre pour avoir infligé une défaite en boxe à mains nues au maître lancier et seigneur de la guerre[20]de Beijing Fu Shuangyin.
Maître Wang disait souvent : « Si quelqu’un veut m’attaquer, le mieux c’est de ne pas me le dire et de m’attaquer par surprise dans mon dos, histoire de voir comment je réagis ». Un jour, le pratiquant de Taijiquan, Li Bogui, un gaillard d’un mètre quatre-vingt pour cent kilos à la force interne exceptionnelle grâce ses nombreuses années d’entraînement au zhanzhuang, était en train de passer le balai et se trouvait justement dans le dos de Maître Wang. Une idée lui traversa l’esprit de l’attaquer et, tout juste étant sur le point de toucher son dos, il a clairement vu le mouvement de la tête, des mains et des appuis de Wang se retourner, prêt à l’attaque, tenant la garde du jijizhuang, la posture de combat. Son corps était sollicité de la tête aux pieds. Li Bogui s’est retrouvé, en un éclair, éjecté sur le lit qui se trouvait derrière lui. Les personnes présentes ce jour-là sont restées bouche bée ; il aurait vraiment fallu voir ça de ses propres yeux. « Il ne faut pas fabriquer, ni se faire d’image préconçue, disait Maître Wang, laissez-vous surprendre et vous verrez que, en agissant spontanément, votre sensibilité en sera décuplé. Vous exploserez au moindre contact ! ».
En 1939, Maître Wang est âgé de 54 ans. Il enseigne désormais au jardin des hutong[21] de Jinyu dans le district de Dongcheng, à Beijing. Les élèves étant devenus trop nombreux dans le cours de combat, il a dans un premier temps déplacé sa séance dans les hutong de Dayang Yiping, du côté du district de Dongdan, puis dans les hutong de Gongxian dans le district de Dongsi. Afin de promouvoir une boxe authentique, il a publié une annonce dans le quotidien « Shibao », dans laquelle il invitait cordialement tous les experts de tous horizons à venir dans les hutong de Gongxian pour discuter de la façon dont devait se développer la boxe. Il était ouvert à toutes suggestions et souhaitait joindre les efforts de chacun pour avancer dans le développement des arts martiaux chinois. De nombreux experts représentant de divers courant se sont déplacés jusqu’au hutong. Dans le cas où un expert souhaitait se mesurer, quatre disciples étaient spécialement désignés pour relever les défis : Zhou Ziyan, Hong Lianshun, Han Xingqiao et Yao Zongxun. Parmi les personnes qui ont croisé les mains avec ces quatre disciples, aucun ne repartit sans être convaincu. À partir de ce moment-là, le Yiquan est devenu une nouvelle tendance de boxe à Beijing. Zhang Yusheng avait en effet attribué le terme de dacheng, la « grande synthèse » à la boxe de Wang Xiangzhai, faisant ainsi allusion au fait que ce dernier réunissait les apports de différents arts qu’il a rencontré dans sa vie. Ainsi a été choisi le nom de Dachengquan. Malgré tout, ce n’était pas la volonté initiale de Maître Wang d’appeler son art ce cette façon ; mais, à l’époque, il n’était pas en mesure de refuser et a donc accepté le nom de Dachengquan, lequel est d’ailleurs parvenu jusqu’à nos jours en traversant les générations. Maître Wang disait autrefois à ses disciples : « La science de la boxe est sans limite, qui peut donc prétendre à en synthétiser le meilleur et l’élever au plus haut niveau ? ». Une phrase de son ouvrage le Dachengquan lun précise notamment : « J’en ai le plus profond désir, mais j’en suis incapable ». Voici pourquoi le Yiquan est aussi connu sous le nom de Dachengquan.
En 1940, Maître Wang est âgé de 55 ans. Le Japon a organisé cette même année une grande compétition d’arts martiaux d’Asie à Tokyo. La Chine était invitée à prendre part à l’événement ainsi que Maître Wang était spécialement invité par Wu Tianxi, consultant au nouveau gouvernement de Nanjing. Wang Jingwei [22] était l’organisateur du groupe de démonstration et Ma Liang le représentant. Maître Wang déclarant cependant qu’il s’agissait là de la délégation gouvernementale du fils de l’Empereur, il a par conséquent prétexté une maladie et a décliné cordialement l’invitation. Il a toutefois insisté auprès de Wu Tianxi quant au fait qu’il souhaitait la bienvenue en Chine à l’équipe d’arts martiaux japonaise, afin que les équipes des deux pays puissent échanger leurs expériences. Le représentant de l’équipe, Ma Liang, une fois au Japon, les experts japonais lui ont fait savoir que, en raison du fait que Wang Xiangzhai n’était pas venue, les japonais ne considéraient pas cette équipe comme représentative de la Chine. En effet, des experts japonais tels que le judoka et spécialiste du Kendo, Sawai Kenichi, ainsi que Watanabe, Hino, Harada etc. ont tous avoué qu’aucun d’entre eux n’était rentré au pays sans avoir essuyé une défaite face à Wang Xiangzhai.
La fois où Sawai Kenichi a rencontré Maître Wang, celui-ci habitait au « couloir des dix mille caractères » à Zhongnanhai[23]. Maître Wang se trouvait justement dans la cour en train de balayer avec son balai de bambou lorsqu’est entré Sawai Kenichi : « Est-ce que Maître Wang Xiangzhai est ici ? » Maître Wang souhaitant décliner la rencontre, il s’est fait passer pour quelqu’un d’autre et a répondu au Japonais que la personne que ce dernier cherchait s’était absentée. Sawai Kenichi voulait cependant attendre, et Maître Wang n’avait alors guère d’autre choix que de l’inviter à s’asseoir à l’intérieur :
« Toi aussi, tu pratiques la boxe ? demanda le Japonais.
— Juste un peu, répondit Wang.
— Ça te dit qu’on essaye ?
— Pourquoi pas ! ».
Sawai Kenichi s’est alors avancé en garde de Judo et a agrippé les bras de Maître Wang dans l’intention de lui faire une projection ; Wang avait toutefois déjà intercepté ses deux bras de Sawai qui s’est retrouvé les rotules sur le sol, sous la pression d’une force aussi soudaine que redoutable. Sawai Kenichi s’empressait alors de questionner Maître Wang, lequel rayonnait de vitalité, le regard brillant : « Vous êtes Maître Wang, n’est-ce pas ? ». Sur le visage baissé du maître s’esquissait un discret sourire. Le Japonais s’est relevé, puis, effectuant un salut de respect le buste incliné dit : « Est-il possible d’essayer à nouveau ?
— Mais bien sûr ! Répondit Maître Wang ».
Dans son livre publié en 1976 et qui s’intitule Taikiken : une méthode de boxe chinoise pour le combat réel, Sawai Kenichi raconte : « A cette époque, j’étais 5ème Dan de Judo, 4ème de Kendo, jeune, impétueux, et avait beaucoup de confiance en moi. J’ai saisi les poignets de Maître Wang dans le but de le faire chuter, mais en vain. J’ai saisi de nouveau sa manche gauche et le pan intérieur droit de sa robe pour l’étrangler une fois au sol, mais ce fut de nouveau un échec. Maître Wang me demanda : « Vous avez bien saisi ? ». Dans l’instant où j’avais répondu, bien évidemment, « oui », mes mains ont complètement perdu le contrôle et j’ai été projeté je ne sais de quelle sorte, à tel point que je lui ai redemandé de me le refaire encore et encore. Le résultat était identique à chaque fois. J’avais la sensation d’avoir été touché dans la région du cœur, les frappes étaient légères, mais la douleur était pareille à une décharge électrique et j’avais l’impression que mon cœur vacillait sous le choc de cette dernière. Quelle vibration étrange ! Et cette peur qui m’envahissait… Aujourd’hui encore, ce souvenir est resté gravé dans ma mémoire. Malgré tout, je ne pouvais pas me faire à l’idée de la défaite, et je l’ai donc invité à se mesurer à l’épée. Je pensais effectivement pouvoir l’emporter à l’escrime. J’ai agrippé mon shinai[24] et Maître Wang a pris un bâton de bois court. Je fendais férocement et piquais sans pitié, utilisant toute mon énergie dans des techniques insoupçonnées, mais Maître Wang gagnait à chaque assaut. Après l’échange, Maître Wang m’a fait la leçon suivante : « Épée ou bâton, ce n’est que le prolongement du bras ! ».
Hino, 6ème Dan de Judo de la 1420ème unité des forces de combat dans l’armée du Japon et instructeur militaire a proposé un rendez-vous à Maître Wang. Ce dernier lui a répondu en lui indiquant de se rendre chez Yao Zongxun, qui résidait dans le district de Xicheng, au numéro de 14 de la hutong Che. Pendant le combat, Hino a tenté d’agripper avec ses deux mains les poignets de Maître Wang ; le Japonais a été littéralement éjecté en arrière avant de percuter l’arbre qui se trouvait au milieu de la cour.
Ce duel avait notamment inspiré un poème au célèbre peintre Chinois Qi Baishi[25], qui avait été attiré par l’animation ; celui-ci résidait en effet, à cette époque, au numéro 13 de la hutong Che, et venait régulièrement assister aux entraînements de la maison numéro 14. Il a ainsi composé le poème suivant :
A l’origine, on disait qu’au crépuscule sombre est le ciel,
Pourtant l’Etoile Polaire sur les Neuf Provinces toujours étincelle.
Dans la cours, il combat tel un tourbillon en un éclair,
Voici, parmi le peuple capable d’une telle agilité, un homme ordinaire.
Derrière l’uniforme couleur boue plein d’arrogance,
Ne se cache qu’un tigre de papier sans nulle puissance.
Ainsi les âmes de nos ancêtres immortels,
Contemplent, à dix milles lis au-dessus des nuages, cet arc-en-ciel.
En 1945, juste après les événements du Quinze Août[26], chaque jour, au lever du soleil, Maître Wang allait se balader au temple bouddhiste Tai. Ceux qui étaient au courant allaient retrouver Maître Wang pour pratiquer le zhanzhuang avec lui. Le nombre d’élèves augmentait ainsi graduellement, à tel point qu’en 1947, Wang Shaolan, Qing Chongshan, Hu Yaozhen, Chen Haiting, Sun Wenting, Li Jianyu, Yu Yongniang et bien d’autres, ont été chargé de créer, au pavillon Dongnan du temple Tai (aujourd’hui la place culturel des travailleurs socialistes), l’Association de Recherche de l’Art de la Boxe Chinoise. Le président de cette association était Wang Xiangzhai lui-même, et l’accent était essentiellement porté sur la méthode consistant à guider l’esprit par l’idée : concept fondamental de la théorie du zhanzhuang du Dachengquan. Le nombre d’adepte a très vite dépassé la centaine. Au départ, de nombreuses personnes étaient sceptiques quant aux capacités du zhanzhuang à renforcer le corps ou à guérir des maladies. Certains disaient même, en pointant du doigt les pratiquants : « Ces gens-là n’ont vraiment rien à faire », ou d’autres, non sans humour : « C’est parce que Wang Xiangzhai a le pouvoir de les immobiliser. Il leur a jeté un sort ! ». Toutefois, parmi tous ces gens qui assistaient aux entraînements de l’extérieur, tous n’étaient pas des imbéciles et le nombre d’élèves augmentait davantage avec les témoignages de ceux qui avaient eu l’expérience de cette pratique. Le zhanzhuang avait d’excellents résultats sur les personnes souffrantes de maladies chroniques que la médecine générale ne pouvait pas guérir. Conscient des bienfaits thérapeutiques que pouvaient apporter sa méthode du zhanzhuang, Wang Xiangzhai avait ouvert un cours spécifique, et c’est ainsi qu’a débuté l’histoire du développement du zhanzhuang thérapeutique à Beijing.
En 1949, Maître Wang à 60 ans. Suite à la Libération de Beijing[27], l’association de Maître Wang au temple Tai a été contrainte d’interrompre ses activités. Maître Wang et ses disciples ont alors déplacé les entraînements au parc Zhongshan, juste devant le jardin aux fleurs Tanghuawu pour les mois d’hiver, et dans un bois derrière le fleuve au nord-ouest de la ville durant les chaleurs d’été. À cette époque il s’agissait essentiellement d’un enseignement autour du zhanzhuang thérapeutique, et très peu ont pu recevoir une formation au combat.
Au soir de sa vie, Maître Wang s’est essentiellement consacré à la recherche des méthodes curatives et thérapeutiques du zhanzhuang et a découvert par sa propre expérience qu’il y avait là un formidable moyen de prolonger la vie. Beaucoup de patients ont suivi ainsi son enseignement, sans qu’il n’y ait, grâce à sa pédagogique et sous sa direction, aucun symptôme d’effets secondaires. Maître Wang insistait notamment sur le fait que : « Si l’intérieur est vide, l’extérieur est énergique et plein de force. Il s’agit du principe de base du travail de l’immobilité. Dureté et souplesse, vide et plénitude, mouvement et quiétude, relâchement et contraction ; toutes ces notions s’imbriquent entre-elles pour manifester l’action complexe qui relève de ce principe fondamental du travail de l’immobilité »[28].
En 1955, Maître Wang est âgé de 70 ans. Il s’installe au numéro 21 de la résidence Dongbei, non loin de la fabrique de céramique du district de Hepingmen. En compagnie du professeur Shen Qiwu et du docteur Yu Yongnian, il a mis au point les vingt-quatre postures curatives qui ont fait l’objet d’un ouvrage publié en 1982 et qui s’intitule Jianshen liangfa : zhanzhuang, « Zhanzhuang : une excellente méthode pour renforcer le corps ». Ils ont également révisé et finalisé les manuscrits qui ont été publié sous les différents titres suivants : Dachengquan lun ; Xiquan yide, « Les apports de l’étude de la boxe » ; Quandao zhongshu, « Le pivot central de la Voie de la boxe ». À l’occasion du centième anniversaire commémoratif de Wang Xiangzhai, sous la direction de Yu Yongnian, ces deux derniers manuscrits ont fait l’objet d’une réédition en 1986 par l’Institut de Recherche de Dachengquan de la ville de Datong.
En 1958, Maître Wang est âgé de 73 ans. En réponse à l’invitation de l’Académie de Recherche de Médecine Traditionnelle Chinoise de l’hôpital de Guanganmen de Beijing, Maître Wang a enseigné au sein de cet établissement sa méthode des postures curatives et thérapeutiques pour le traitement des maladies chroniques, contribuant ainsi à la guérison des patients. Cependant, Maître Wang a toujours insisté pour que sa méthode conserve le nom de zhanzhuang et non de qigong. C’est la raison pour laquelle par la suite il y eu très peu d’échanges entre les pratiquants de qigong et ceux de l’école de Wang Xiangzhai.
En 1961, Maître Wang à 75 ans. Le directeur du département sanitaire de la province de Hebei, Duan Huixuan, a entendu parler de Maître Wang et invita ce dernier à une conférence à l’hôpital de Baoding en 1962. Durant celle-ci, dont le sujet était centré sur le qigong, Maître Wang a fait une démonstration de son jianwu, notamment la danse de lema tingfeng wu, « chevaucher en écoutant le vent », ainsi que des fali, les « sorties de force », et autres mouvements explosifs. Les tremblements du parquet en bois de la salle de conférence que provoquaient les déplacements de Maître Wang étaient d’une telle puissance que les personnes présentent dans l’assemblée demeuraient sans voix. D’autres ont demandé au directeur Duan qui était ce Maître Wang et d’où venait est-ce qu’il venait ; le directeur lança : « Je l’ai récupéré parmi les ordures de Beijing ». Maître Wang s’est contenté d’y répondre en affichant un léger sourire.
Wang Xiangzhai a quitté ce monde à l’âge de 78 ans des suites d’une maladie, le 12 juillet 1963 à Tianjin. Il a laissé derrière lui les résultats d’une recherche de toute une vie sur la pratique du zhanzhuang. Ses études se retrouvent synthétisées, entre autres, dans les ouvrages Quandao zhongshu, Yiquan zhenggui et Dachengquan lun. Il aura consacré toute sa vie à l’art du combat, mais aussi à l’art de conserver sa santé. Maître Wang n’était pas seulement une grande personnalité et un digne représentant de l’art martial chinois moderne, c’était aussi un révolutionnaire, un réformateur, un théoricien de la science des arts martiaux de renommée internationale. Toute sa vie durant il a lutté sans jamais ménager ses efforts. Quant aux dérives de l’art martial chinois, il a dit et exposé dans son livre, le Dachengquan lun, ce que personne n’a jamais osé dire ni exposer. Parfois sur un ton extrême, mais toujours avec sincérité, pour protéger cet art de la boxe qu’il aimait tant : « Peu importe d’être moqué, critiqué ou insulté par mes paires, j’en assume les conséquences et j’irai jusqu’au bout de mes idées », disait-il.
C’était un patriote. Il a su défendre l’honneur de son ethnie, sans jamais se faire acheter par l’ennemi. Incarnant ce charisme des grands maîtres de l’art martial chinois, il ne se soumettait ni à la force ni à la violence. D’après lui : « L’art de la boxe, ce n’est pas qu’une affaire de donner un coup de poing ou un coup de pied, ni une recette de combinaison du genre « je mets trois coups j’en défends deux », encore moins une succession d’enchaînements prédéfinis. L’art de la boxe prend racine au fond du cœur et s’exprime à partir de celui-ci en étant présent partout et disponible à n’importe quel moment ».
Le proverbe « le grand mouvement n’est pas mieux que le petit mouvement, le petit mouvement n’est pas mieux que l’immobilité, l’immobilité est le mouvement qui s’engendre à l’infini » résume à lui seul toute l’étude de Maître Wang sur le mouvement, et rejoint par ailleurs les recherches de Friedrich Engels[29] sur le même domaine. Ainsi donc : « Si l’on veut saisir l’essence de l’art martial, il faut commencer par zhanzhuang », insistait Maître Wang.
D’après Wang Xiangzhai, le but de l’art martial est avant tout la conservation de la santé. En second vient la recherche et l’intérêt personnel, puis en dernier l’auto-défense. Enfin, ses références sur le chemin de l’étude de la boxe étaient les classiques de Laozi, de Zhuangzi, du bouddhisme, et bien d’autres classiques anciens ou œuvres de poètes Chinois. Cependant, il considérait qu’une boxe qui se veut uniquement centrée sur la spiritualité, sans apport scientifique ou physiologique, ne pouvait prétendre à évoluer vers un grand accomplissement.
[1] Né Zaitian 載湉 (1871-1908), empereur de Chine de la dynastie Qing de 1875 à 1908.
[2] Il s’agit ici d’une référence aux personnages du Xiyou ji 西游记 (« Le Voyage vers l’Ouest »), roman fantastique faisant parti des Quatre Livres Extraordinaires. L’Empereur de Jade, Yuhang dadi 玉皇大帝, incarne la pureté suprême contrairement aux « fonctionnaires » qui font allusion au « seigneur du sol tudiye 土地爷», un Immortel de grade inférieur vivant sous terre.
[3] Ancien nom de Hohhot en Mongolie Intérieure.
[4] « Li-le-nez » n’était autre que Li Ruidong, surnommé ainsi en raison de son nez malformé.
[5] Aucune preuve ne vient cependant confirmer que Xie Tiefu a réellement existé ; un certain nombre de spécialistes pensent qu’il s’agit là d’un personnage inventé par Wang Xiangzhai.
[6] Qui a d’ailleurs été appelé Jin Shaofeng 金绍峰 par erreur.
[7] Jiaolong 蛟龙 est un dragon de la mythologie chinoise ayant le pouvoir de contrôler la pluie et les inondations.
[8] Le terme en chinois est chunü 处女, lequel signifie une jeune fille vierge, la rosière étant un synonyme. La métaphore se justifie dans le fait qu’en Chine les jeunes filles vierges sont souvent associées à cette idée d’esprit quiet.
[9] Voir La vie de Zhang Zhankui, récits et anecdotes de Huang Jitao.
[10] Le fameux tournoi de 1929, leitai 擂台. Les combats qui se déroulaient durant ce tournoi, sans protections et quasiment sans règles d’après les textes, ont la réputation d’avoir été particulièrement violents.
[11] Voir En souvenir de Zhao Daoxin de Yu Guoquan et A mon vénérable maître, Zhao Daoxin de Ma Jinyong.
[12] L’expression en chinois est litt. « des fleurs à la place des poings et un jeu de jambes fantaisiste ».
[13] Article introuvable dans les archives du London Times à ce jour.
[14] Voir le passage où Yao Zongxun fait un match contre You Pengxi dans Souvenirs de Qiu Zhihe d’Ao Shipeng.
[15] Litt. dispersion des mains, est un exercice de combat au cours duquel deux partenaires s’affrontent à coups de poings, de pieds et de projections au sol avec ou sans protection et dans des règles définies au préalable par le maître ou les deux antagonistes.
[16] Incident de Mudken, ou Mandchourie, date à laquelle l’armée japonaise a envahi la Chine par le nord.
[17] Voir le témoignage vidéo de Zhao Fujiang.
[18] Zhongguo zhanwang 中国展望 Perspectives de Chine 1986.
[19] Voir le passage qui fait référence à Wang Xiangzhai et Shang Yunxiang dans Souvenirs de Qiu Zhihe d’Ao Shipeng.
[20] Les seigneurs de la guerre, junfa 军阀, exerçaient, durant toutes les périodes d’affaiblissement de l’autorité centrale (notamment ici durant la transition dynastie Qing-République), un contrôle sur une partie du territoire au moyen d’une force militaire. L’influence des seigneurs de la guerre n’a disparu qu’après l’avènement de la RPC en 1949.
[21] Les hutong 胡同 sont d’étroites ruelles pékinoises, autrefois considérées comme résidences aisées et habitées par des familles impériales, des nobles, ou des commerçants. Chaque habitation emmurée possède une cour carrée.
[22] Homme politique chinois qui a formé un gouvernement de collaboration avec l’Empire du Japon.
[23] Le lieu abrite aujourd’hui le siège du gouvernement de la RPC, et se présente comme une « nouvelle Cité Interdite ».
[24] Le shinai 竹剑 est un sabre de bambou utilisé dans la pratique du Kendo.
[25] Qi Baishi 齐白石 (1864-1957) était un célèbre et remarquable artiste peintre chinois.
[26] Bawuyi八一五date de capitulation de l’armée japonaise.
[27] Victoire des communistes et proclamation de la République Populaire de Chine, les dirigeants communistes s’installent alors à Zhongnanhai en 1949.
[28] Dureté et souplesse (gangrou刚柔), vide et plénitude (xushi虚实), mouvement et quiétude (dongjing 动静), relâchement et contraction (songjin松紧).
[29] Philosophe et théoricien socialiste allemand, grand ami de Karl Marx.
Il est également possible de lire ce texte dans sa version originale dans l’ouvrage : Yu Yongnian于永年, Dachengquan zhanzhuang yu Daodejing 大成拳站桩与道德经(Le travail postural du Dachengquan et le Daodejing). Taiyuan : Shanxi kexue jishu, 2011, 273 p.
Auteurs : Wang Yuxiang 王玉祥, Yu Yongnian 于永年