ENTRE TRADITION ET SPORT
Paradoxalement, au début du Xxe siècle, l'influence occidentale et l'exemple du Japon où Jigoro Kano venait d'inventer le premier sport extrême-oriental, le Judo, furent probablement aussi décisives pour le renouveau des arts martiaux chinois que le réveil de l'orgueil national d'un peuple considéré alors comme "le malade de l'Asie" (dong ya bing fu). En 1909, à l'initiative du maître Huo Yuanjia, fut fondée à Shanghai "I'Ecole de culture physique Jingwu" (Jingwu ticao xuexiao) dont le nom changea neuf années plus tard pour "Association sportive Jingwu" (Jingwu tiyu hui). Prenant exemple sur les modèles étrangers, elle adopta des méthodes modernes d'enseignement et institua une progression technique privilégiant la pratique des enchaînements. Par ailleurs, elle contribua à la diffusion de certaines écoles traditionnelles en invitant, avant-guerre et pour l'ensemble de ses filiales, près de 300 experts à transmettre leurs styles respectifs. Parmi ceux-ci, on citera particulièrement Luo Guangyu du Tanglang quan (boxe de la Mante religieuse), Chen Zizheng du Yingzhua quan (boxe des Serres d'aigle) et Wu Jianquan le fondateur du style Wu de Taiji quan.
L'association fut représentée dans les provinces du Hubei, du Guangdong, du Guangxi, du Jiangxi et du Sichuan avant de s'implanter dans le Sud-Est asiatique, à Hong-Kong, Macao, Singapour, Kuala-Lumpur, au Viêt-nam etc.
A la charnière des ères dynastique et républicaine, le Taiji quan évolua vers la pratique de santé qui devait favoriser sa propagation. L'instabilité du nord du pays, déchiré par les appétits des seigneurs de la guerre, encouragea le déplacement des maîtres de cette discipline vers les grands centres urbains du sud, plus prospères. Adressant principalement leur enseignement aux classes aisées, ils acquirent rapidement une grande notoriété en donnant une image plus policée de la pratique de la boxe. Parmi les pionniers de ce développement, il faut retenir les noms de Wu Jianquan (1870-1942), qui fut le premier à effectuer une démonstration de Taiji quan à Shanghai en 1923, et Yang Chengfu (1883-1936) qui s'installa dans cette même ville cinq ans plus tard. Au cours des années trente, l'enseignement du Taiji quan se formalisa en styles distincts: "Wu" et "Yang" des experts précités, "Hao" de Hao Yueru (1877-1935 ) et "Sun" de Sun Lutang (1861-1933).
La période 1928-1937, au cours de laquelle la Chine retrouva un semblant d'unité, vit la création d'une institution nationale, le Zhongyang Guoshu guan, "Ecole Centrale des Arts nationaux" (c'est-à-dire "martiaux") fondée en 1927 à Nankin. Emanation du Guomindang, "le parti du Peuple", l'école, alors présidée par le charismatique Zhang Zijiang (1882-1963), partagea son action entre des départements de recherche, de publication et d'enseignement, ce dernier divisé en deux sections, l'une pour l'école externe (Shaolin men), l'autre pour l'école interne (Wudang men). on tenta d'organiser des rencontres sportives, combats à mains nues et aux armes courtes et longues. Toutefois, le premier "examen national" (guoshu guokao) qui en 1928 à Nanjing réunit 333 participants originaires de 17 provinces, se déroula dans une certaine confusion en raison de l'absence de réglementation: le nombre de blessés fut tel que le jury dut procéder à l'élection des vainqueurs! On distingua particulièrement un groupe de quinze athlètes parmi lesquels il faut citer les boxeurs Zhu Guofu (10), Gu Ruzhang, Wan Laisheng, Wang Yunpeng, Zhang Changyu, Zhang Yingzhen, Ma Yufu, Du Laigen... Cet événement historique démontra l'inexistence des extraordinaires pouvoirs prêtés par l'imagination populaire aux maîtres de la boxe chinoise. En passe de se transformer en sport, le "Guoshu" de la Chine nationaliste fut représenté par une équipe de démonstration aux Jeux Olympiques de Berlin. Les neuf athlètes qui la composaient furent pour les hommes Zhang Erding, Zhang Wenguang, un des principaux représentants officiels du Wushu en Chine à l'heure actuelle, Wen Jingming, Jin Shisheng, Zheng Huaixian, Kou Yunxing, et pour les féminines Di Lianyuan, Fu Shuyun et Liu Yuhua. Mais, le déclenchement de l'agression japonaise en 1937 mis un frein à ce développement sportif des arts martiaux chinois dont les principaux artisans de l'Ecole Centrale se replièrent dans l'île de Taïwan après la débâcle de 1949. Après la fondation de la République populaire de Chine le ler octobre 1949, le Wushu, appellation officielle qui remplaça le terme Guoshu, se modernisa selon deux axes principaux, l'exercice de santé d'une part, et celui du sport d'autre part.
Dans un discours de 1960, le président Mao encouragea la pratique des activités physiques auxquelles il associa la boxe Taiji. Pour rendre cette discipline sophistiquée accessible à tous, on créa, à partir de 1956, des formes simplifiées ou de synthèse: Taiji quan simplifié en 24 mouvements, 88 mouvements, 48 mouvements etc. -Les instances du sport s'organisèrent dès 1953 (Comité du mouvement sportif) qui donna naissance en 1958, à Pékin, à l'Association nationale de Wushu. La même année fut organisée une grande compétition nationale au cours de laquelle 820 athlètes rivalisèrent d'adresse, notamment dans les épreuves de Taiji quan et "boxe Longue" (Chang quan).Très prisée par les jeunes gens, cette dernière discipline dont les figures techniques constituent la base du Wushu, a intégré les principales postures, formes de coups portés avec le poing, la paume et le pied ainsi que les bonds et culbutes des boxes Cha et Hua, particulièrement populaires en Chine du nord. D'autres catégories majeures de ces épreuves techniques sont la "boxe du Sud" (Nan quan), la "boxe de la Forme et de la Pensée" (Xingyi quan), la "paume des Huit trigrammes" (Bagua zhang), la "boxe du Bras traversé" (Tongbei quan), et, pour le maniement des armes, l'épée, le sabre, le bâton et la lance. Aux démonstrations de boxe et d'armes, il faut ajouter les combats préarrangés (duilian), les chorégraphies de groupe (jiti biaoyan) et enfin, depuis les années quatre-vingt, le Sanda, sport de combat combinant la boxe poing-pied avec des prises de lutte. On a longtemps soutenu que les arts martiaux traditionnels avaient été éradiqués de Chine, la tourmente de la Révolution culturelle ne laissant subsister que des ersatzs sportifs. La grande manifestation qui, en 1981, réunit plus de deux cents amateurs âgés de sept à quatre-vingt sept ans (!) dans le Palais des sports de la province du Liaoning, démontra le contraire. Outre les démonstrations de boxe qui pour certaines donnèrent à voir des écoles très rares telles que le Taiji wuxing dui ou le Wudang taiyi wuxing quan, des équipes démontrèrent la pratique du combat libre à mains nues et aux armes courtes, les "poussées des mains" du Taiji quan, le Qinna, science des saisies et luxations, ainsi que le paidagong ou capacité à encaisser des coups violents sur le corps. Les nombreux maîtres qui refirent surface après l'arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping attestent, par l'incomparable richesse de leur savoir, que la Chine demeure en cette fin de siècle le plus riche foyer des arts martiaux d'Extrême-Orient.
Long fleuve charriant un héritage millénaire, le Wushu présente de nombreux affluents importants ou secondaires. L'Occident n'en connaît que ceux des rencontres sportives internationales dont la première eut lieu à Xi'an en 1985, et ces vitrines officielles de l'art traditionnel que sont le monastère Shaolin et le mont Wudang dont l'histoire reste largement ignorée. Un troisième embranchement, souterrain celui-ci, concerne les pratiques populaires. Mais pour l'heure, profitons du voyage et laissons-nous porter jusqu'à l'ombre des monts sacrés par ces deux courants qui en intègrent toutes les pratiques, Shaolin et Wudang.
Extraits du livre " De Shaolin à Wudang" de José Carmona.